Jésus lisait-Il la Septante ?

 Une telle question peut paraître surprenante. On associe traditionnellement « Juif » et « hébreu ». En réalité, à l’époque de Jésus, les Judéens ne parlaient quasiment plus hébreu mais araméen. Et c’est dans cette langue que Jésus a prêché. Toutefois il n’est pas impossible que Jésus ait aussi su parler grec, comme nous le verrons dans cet article.

 Le rouleau

Jésus se rend régulièrement à la synagogue, mais une seule fois les évangélistes nous rapportent en détail ce qu’il a lu. Examinons le texte :

 « Il se rendit à Nazareth, où il avait été élevé, et, selon sa coutume, il entra dans la synagogue le jour du sabbat. Il se leva pour faire la lecture,  et on lui remit le livre du prophète Esaïe. L’ayant déroulé, il trouva l’endroit où il était écrit: L’Esprit du Seigneur est sur moi, Parce qu’il m’a oint pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres; Il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, Pour proclamer aux captifs la délivrance, Et aux aveugles le recouvrement de la vue, Pour renvoyer libres les opprimés,  Pour publier une année de grâce du Seigneur.  Ensuite, il roula le livre, le remit au serviteur, et s’assit. » Luc 4 : 16-20

Jésus lit un passage du prophète Esaie qui rapporte une série d’actions que doit accomplir le « oint », c’est-à-dire le Messie. Listons-les :

a)     annoncer une bonne nouvelle aux pauvres

b)     guérir ceux qui ont le coeur brisé

c)     proclamer aux captifs la délivrance

d)    Et aux aveugles le recouvrement de la vue

e)     Pour renvoyer libres les opprimés

f)     Publier une année de grâce du Seigneur.

 Comparons maintenant avec le texte hébreu que nous lisons dans notre Ancien Testament (Esaie 61 : 1-2) :

« L’Esprit du Seigneur, l’Eternel, est sur moi, car l’Eternel m’a oint pour porter de bonnes nouvelles aux malheureux; Il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour proclamer aux captifs la liberté, et aux prisonniers la délivrance;   pour publier une année de grâce de l’Eternel »

Etablissons à nouveau une liste :

a) porter de bonnes nouvelles aux malheureux

b) guérir ceux qui ont le coeur brisé

c) proclamer aux captifs la liberté

d) Et aux prisonniers la délivrance

e) publier une année de grâce de l’Eternel

 Nous remarquons à partir de cette comparaison que dans le texte hébreu de nos Bibles il manque une des actions (« Et aux aveugles le recouvrement de la vue ») mentionnées par Jésus.

 D’où vient cette différence ? Tout simplement du fait que le texte cité en Luc 4, correspond au texte de la Bible grecque, la  Septante, que  j’ai déjà eu l’occasion de présenter. Nous constatons  que Jésus lit ici le texte grec. Il y a donc deux possibilités :

 a) Soit Jésus a lu le texte hébreu, et c’est Luc qui a introduit cette citation de la Septante. Une telle hypothèse est possible, puisque comme j’ai eu l’occasion de le montrer, Luc utilise bien la Septante.

 b) Soit Luc a fidèlement retranscris les paroles de Jésus, et celui-ci a lu le texte de la Septante.

       Dans ce cas, on peut effectivement en déduire que Jésus parlait grec. Bien évidemment en réalité il est impossible de trancher face à ces deux hypothèses. La plupart des personnes pencheront certainement pour la première hypothèse, néanmoins la deuxième ne peut pas être totalement exclue.

 Langue parlée et langue religieuse

       Si à première abord il peut être surprenant de penser qu’il est plus probable que Jésus parlait grec plutôt qu’hébreu (l’un n’excluant pas l’autre), une comparaison avec la situation actuelle rend néanmoins cette hypothèse plus vraisemblable. On peut en effet comparer l’araméen, le grec et l’hébreu avec le français, l’anglais et le latin. Le latin est depuis la fin de l’époque tardo-antique, la langue officielle de l’Eglise occidentale. Pourtant aujourd’hui même parmi les catholiques pratiquants, l’anglais est plus couramment parlé (et même lu) que le latin.

 L’hellénisation de la Galilée et de la Judée

       En réalité, la Judée, mais surtout la Galilée où a grandi Jésus, étaient beaucoup plus hellénisées que nous le pensons habituellement. Plusieurs preuves historiques témoignent de cela, comme par exemple le fait qu’Alexandre Jannée, qui fût roi de Judée et grand-prêtre de Jérusalem, frappait déjà des monnaies en grec. Mais, je me limiterai à exposer quelques preuves bibliques.

       La première est l’onomastique, c’est-à-dire les noms. Nous voyons que plusieurs disciples de Jésus portent des noms grecs. C’est le cas d’André, le frère de Pierre, mais aussi de Nicodème, un des « chefs du peuple ». Certes, s’appeler Kévin ou Jennifer, n’implique pas que l’on soit nécessairement bilingue en anglais. Néanmoins, les noms traduisent une influence culturelle. De la même façon qu’aujourd’hui on peut parler d’une américanisation de nos sociétés occidentales, on peut pour l’époque de Jésus parler d’une hellénisation. De nombreux Judéens, à commencer par les rois, portaient des noms grecs.

Jacques, le frère du Seigneur

          Un autre indice renforce l’idée que Jésus parlait grec : son frère, Jacques. Deux passages bibliques montrent en effet que celui-ci parlait grec, et même un très bon grec. Le premier se trouve dans Actes 15. Nous avons déjà étudié ce texte dans un article précédent, Jacques cite un texte de la Septante. Or, le commentaire qu’il développe n’est valable qu’avec le texte grec. Cela implique donc que c’est bien ce texte qui a réellement été lu, sinon cela voudrait dire que Luc a complètement inventé le discours de Jacques. Le deuxième passage est l’Epitre de Jacques. Cette épitre est en effet le texte du Nouveau Testament qui a été écrit dans le grec le plus élaboré. La langue grecque utilisée par Jacques est même d’un meilleur niveau que celle de Paul.

 Jésus et les païens

       Un dernier détail : plusieurs fois dans les évangiles, nous voyons Jésus en conversation avec des païens. Il est très peu probable que ces derniers aient su parler araméen ou hébreu. Les conversations ont donc logiquement du se faire dans la langue « internationale » de l’époque, c’est-à-dire le grec. Cela implique donc qu’une des personnes présentes soit bilingue. On peut faire l’hypothèse d’un traducteur (on sait par exemple que Marc était bilingue), mais on peut aussi penser que Jésus lui-même l’était et qu’il s’est directement adressé aux soldats romains et à Pilate en grec.

Conclusion

En conclusion, il n’y a bien évidemment aucune preuve décisive qui permette d’affirmer avec certitude que Jésus parlait grec et qu’il a bien lu la Bible en grec. Néanmoins, un ensemble d’indices convergents rend cette hypothèse très probable.

4 réflexions sur “Jésus lisait-Il la Septante ?

  1. Pingback: Sommaire : La Septante | Philochristos

  2. J’aime votre article (qui fait suite au premier) et votre conclusion qui laisse sa part au doute sur un sujet si délicat.
    Je penche d’ailleurs plutôt (et sans être spécialiste) sur l’hypothèse que Jésus lisait bien une tohra en hébreu dans la synagogue, car l’hébreu n’avait pas totalement disparu à cette époque et quoi de plus naturel que de le retrouver dans un lieu comme une synagogue puisque justement l’hébreu était encore pratiqué par l’élite et les religieux.

    A+
    😉

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